Jamaâ Lafna ou le malentendu patrimonial
Introduction
« Comme le montre Mikhaïl Bakhtine dans son admirable analyse de l’œuvre de Rabelais, il fut un temps où le réel et l’imaginaire se confondaient, où les noms supplantaient les choses qu’ils désignent, où les mots inventés avaient leur existence propre : ils grandissaient, se développaient, s’accouplaient et se reproduisaient comme des êtres en chair et en os. Le marché, la grand-place, l’espace public étaient le lieu idéal de leur épanouissement : les discours s’entremêlaient, les légendes revivaient, le sacré était sujet à moqueries sans cesser d’être sacré, les parodies les plus acerbes étaient conciliables avec la liturgie, le conte bien tourné maintenait l’auditoire en haleine, le rire se mêlait aux actions de grâce, et le jongleur, ou le forain, en profitait pour passer la sébile.
Cet univers de fripiers et de porteurs d’eau, d’artisans et de gueux, de maquignons et de voyous, de filous aux mains soyeuses, de simples d’esprit, de femmes de petite vertu, de forts en gueule, de garnements, de débrouillards, de charlatans, de cartomanciens, de tartufes, de docteurs à la science infuse, tout ce monde haut en couleur, ouvert et insouciant, qui donna sa force vitale aux sociétés chrétienne et islamique - beaucoup moins différenciées qu’on pourrait le croire -, à l’époque de l’archiprêtre de Hita, a été supprimé peu à peu, ou de façon radicale, par la bourgeoisie naissante et l’Etat quadrilleur de villes et de vies ; il n’est plus qu’un vague souvenir pour les pays techniquement avancés et moralement vides. L’emprise de la cybernétique et de l’audiovisuel nivelle les populations et les esprits, « disneyise » l’enfance et atrophie ses capacités imaginatives. Seule une ville conserve le privilège d’abriter le défunt patrimoine oral de l’humanité, qualifié par beaucoup avec mépris de tiers-mondiste. Je veux parler de Marrakech, et de la place Jemaa-el-Fna, aux abords de laquelle, depuis plus de vingt ans et à intervalles réguliers, j’écris, je déambule et j’habite. » [1]
Les fils de Jamaâ Lafna
[1] Juan Goytisolo, « Un espace magique de sociabilité. Jemaa-el-Fna, patrimoine oral de l’humanité », Le monde diplomatique, juin 1997.
Introduction
I. Place de Jamaâ Lafna, entre ...
II. Place de Jamaâ Lafna : un t...
III. Place de Jamaâ Lafna : fan...
IV. Les épreuves du récit ou le...
V. Les voix de Jamaâ Lafna en g...
VI. Archiver le vivant, une fol...
Bibliographie
Résumé
La Place de Jamaâ Lafna est marquée par l’exacerbation et l’exagération, caractéristiques propres au spectacle ; par la densité et la compacité des foules qui la parcourent et y font station de cercle en cercle ; par une dynamique de tourisme massif et par une activité intense qui ne rend la Place au silence que très tard dans la nuit. La Place Jamaâ Lafna est un espace public d’une interaction culturelle et humaine très riche et unique au point qu’elle a intégré depuis 2001 la liste des sites labellisés par l’Unesco Patrimoine oral de l’humanité...
Auteur
Arrif Abdelmajid
Ethnologue, responsable de l’édition et des ressources numériques, Université d'Aix-Marseille, MMSH