La révolution égyptienne. Médias, mythes et réalités

Introduction

Tunis, le 14 janvier 2011. Zine al-Abidine Ben Ali[1] prend la fuite à bord de l’avion présidentiel. Il laisse en héritage les vestiges d’une présidence autocratique et mafieuse, ainsi que cette phrase aux accents ironiquement gaulliens, « ana fahemtkum » (je vous ai compris)[2], dont le sens est aussi ambigu que lorsqu’elle fut prononcée en 1958 dans l’Algérie voisine.
L’évènement frappe de stupeur toute la région, et notamment l’Égypte, comme en témoignent les atermoiements de la classe politique issue des rangs du parti du président Hosni Moubarak[3], le Parti national démocratique (PND)[4]. Soucieuse de ne pas voir le « virus tunisien » faire souche sur les bords du Nil, l’élite politique égyptienne s’emploie à souligner les différences entre le régime égyptien et celui de l’autocrate tunisien. En témoigne aussi, mais de manière plus tragique, la dizaine de tentatives d’immolation par le feu que l’on comptabilise en Égypte, dans l’intervalle des onze jours entre la fuite de Ben Ali et le premier mouvement du moment révolutionnaire égyptien, le 25 janvier. Manifestement convaincus que les mêmes causes auraient les mêmes effets, des citoyens égyptiens tentent ainsi de provoquer l’étincelle de la révolution en reproduisant les gestes du « martyr » tunisien Mohammed Bouazizi[5].
C’est pourtant au nom d’un autre « martyr », égyptien celui-ci, que le peuple d’Égypte sera appelé à se soulever, à « résister » et à « écrire l’histoire ». Ce sont-là les termes de l’appel à manifester lancé par le groupe Facebook « Nous sommes tous Khaled Said »[6], du nom d’un jeune homme victime de la brutalité policière[7]. Ce rendez-vous que l’on annonce « historique » est fixé pour le 25 janvier, jour férié en l’honneur d’une police largement corrompue et impopulaire.
Ce jour-là, des dizaines de milliers d’Égyptiens battent le pavé dans les rues du Caire, d’Alexandrie, de Suez, et de nombreuses autres villes de province. Le succès de la manifestation a de quoi surprendre dans une Égypte encore endeuillée par l’attentat contre l’église Al-Qadesayn d’Alexandrie[8] (21 morts, 79 blessés), attaquée à la bombe et à la voiture piégée pendant la messe de la Saint-Sylvestre 2010.
Au-delà, ces évènements surprennent d’autant plus que, depuis le début des années 2000, c’est l’immobilisme qui prévaut dans la vie politique égyptienne. L’entropie dont commence à souffrir le système Moubarak trouve sa meilleure incarnation en la personne de Gamal Moubarak[9], fils cadet du couple présidentiel, que l’on prépare activement à la succession du père de plus en plus marqué par l’âge. Des réformes en apparence libérales sont entreprises à partir de 2005. C’est ainsi que, suite à un amendement constitutionnel, le référendum populaire par lequel le Raïs était désigné jusqu’alors est renvoyé au rayon des antiquités nassériennes et remplacé par une élection à candidature multiple (avec des conditions d’éligibilité très restrictives). C’est également ainsi que certains aspects de la loi électorale des législatives de 2005[10] permettent une certaine ouverture du régime à l’opposition, et la percée de 88 députés Frères musulmans (sur 444 élus). Malgré les avancées qu’elles permettent, toutes ces réformes ne parviennent pas à panser la nouvelle plaie dont souffre l’Égypte, l’implacable immobilisme politique auquel elle est en proie depuis bientôt une décennie, tant il est clair qu’elles sont destinées à ne servir qu’un seul objectif : assurer la transition héréditaire du pouvoir présidentiel en mettant en selle le jeune et ambitieux Gamal.
Lors de ces évènements qui ont fait avorter les projets autocratiques de l’élite dirigeante, le rôle des médias de diverses factures et leur contribution à l’avènement de la « Révolution du 25 janvier » ont été abondamment commentés. L’irrémédiable absence de recul des journalistes de chaînes d’information proposant une « couverture continue » et des utilisateurs des réseaux socio-numériques tels que Facebook et Twitter a donné lieu à différents « mythes » et croyances collectives, parfois très éloignés de la réalité, sur la manière dont se sont déroulés ces évènements. Retour sur les conditions d’émergence de la vulgate de la « Révolution Facebook », sur certaines racines profondes de la contestation qui s’est déchaînée en janvier-février 2011 et, enfin, sur les moments saillants des dix-huit jours de mobilisation populaire qui mirent un terme à trente années d’un régime autocratique.


[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Zine_el-Abidine_Ben_Ali
[2] http://www.youtube.com/watch?v=1rlFDv6mRnA
[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Hosni_Moubarak
[4] http://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_national_d%C3%A9mocratique_(%C3%89gypte)
[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Mohamed_Bouazizi
[6] http://www.facebook.com/ElShaheeed
[7] La mort de Khaled Saïd, le 6 juin 2010, est bien antérieure à celle de Bouazizi, et survient 7 mois avant le début du moment révolutionnaire en Égypte. S’il n’est qu’une victime parmi d’autres de la violence policière, la circulation de photos de sa dépouille au visage tumifié et presque méconnaissable, ainsi que la polémique entourant les circonstances de sa mort (les médecins légistes du ministère de l’Intérieur affirment qu’il se serait étouffé en avalant une grosse quantité de hachich), marqueront durablement les esprits, comme en atteste le succès de la page Facebook avant janvier 2011. http://fr.wikipedia.org/wiki/Khaled_Sa%C3%AFd#cite_note-NYTFB-14
[8] http://fr.wikipedia.org/wiki/Attentat_du_1er_janvier_2011_%C3%A0_Alexandrie
[9] http://fr.wikipedia.org/wiki/Gamal_Moubarak

Introduction

I. Une "révolution Facebook" ?

II.Les racines profondes de la ...

III. Dix-huit jours de mobilisa...

Conclusion

Résumé

Tunis, le 14 janvier 2011. Zine al-Abidine Ben Ali prend la fuite à bord de l’avion présidentiel. Il laisse en héritage les vestiges d’une présidence autocratique et mafieuse, ainsi que cette phrase aux accents ironiquement gaulliens, « ana fahemtkum » (je vous ai compris) , dont le sens est aussi ambigu que lorsqu’elle fut prononcée en 1958 dans l’Algérie voisine. L’évènement frappe de stupeur toute la région, et notamment l’Égypte, comme en témoignent les atermoiements de la classe politique issue des rangs du parti du président Hosni Moubarak , le Parti national démocratique (PND)...

Auteur

Klaus Enrique
Chercheur en sociologie du monde arabe, centre Jacque Berque de Rabat