Georges Schehadé, Edmond Jabès et Kateb Yacine

Introduction

Georges Schehadé, Edmond Jabès et Kateb Yacine,
une époque de la littérature de langue française en Méditerranée
 
Georges Schehadé (1905-1989), Edmond Jabès (1912-1991) et Kateb Yacine (1929-1989) appartiennent à une époque de la littérature de langue française dans l’espace méditerranéen à majorité arabo-musulmane. Au Liban, en Égypte et en Algérie, tous trois, pendant la première moitié du XXe siècle, ont reçu une éducation en langue française, langue qui était parfois leur langue maternelle et qui, quoi qu’il en soit, est devenue leur langue de culture. Ils ont contribué, dans des espaces culturels nationaux en devenir, à l’émergence d’une littérature en langue française. Ils ont ainsi composé leur œuvre littéraire dans un contexte de colonisation puis de décolonisation, leurs pays de naissance acquérant peu à peu l’indépendance. Le Mandat français au Proche-Orient, qui a succédé officiellement, en 1922, à la domination ottomane, créant l’État du Grand-Liban après l’étouffement du royaume arabe de l’émir Faysal, prend fin en 1943. L’Égypte, en principe indépendante depuis 1922, se libère de l’ingérence britannique en 1953, abolissant la monarchie et proclamant une république. L’Algérie, enfin, obtient en 1962, après une longue guerre contre la France coloniale, la capacité d’autodétermination. Les trois écrivains ont connu, dans ces circonstances politiques, l’expérience de l’exil ou, du moins, la nécessité d’éloignements provisoires ou définitifs de leurs pays natals. Ils se trouvent avoir fini leurs jours en France.
 
Leurs trajectoires sont ainsi jusqu’à un certain point parallèles. Pour autant, elles s’inscrivent dans des situations très différentes, tant et si bien qu’il serait abusif de les inclure dans un champ littéraire francophone commun. L’époque de la littérature de langue française dans l’arc oriental et méridional de la Méditerranée qu’ils représentent, au côté de quelques autres écrivains qui, comme eux, se détachent comme des figures majeures, du Machrek au Maghreb, n’a en rien généré un système littéraire homogène. Autrement dit, même si l’on peut reconnaître des dynamiques comparables en leurs trajectoires, elles se sont réalisées différemment, selon les contextes et les individus, dans des espaces relativement cloisonnés. La trajectoire de Gabriel Bounoure, qui a circulé du Liban à l’Égypte, puis au Maroc, jouant un rôle important auprès de Schehadé puis de Jabès, est de ce point de vue une exception. La dynamique principale est celle qui met en rapport un centre, constitué par la France et, spécifiquement, par Paris, comme source de transferts de modèles et de reconnaissance littéraire, et des périphéries où, dans un cadre multiculturel et plurilingue dominé par l’arabe, n’a pas toujours émergé un champ littéraire en français doté localement de quelque autonomie. Il y a, de ce point de vue une gradation de l’Égypte au Liban et à l’Algérie.
 
Le rapport entre centre et périphérie n’implique pas nécessairement une attitude conflictuelle de la part des écrivains envers le centre et, à son tour, l’absence d’attitude conflictuelle n’implique pas une relation simplement mimétique. Les œuvres, placées dans un entre-deux par leur adoption de la langue française, ne sont pas assujetties à des prises de position déterminées par des polarités politiques et culturelles rigides. Elles négocient, chacune de manière singulière, l’insécurité linguistique et culturelle qui est la leur et transforment leur absence d’ancrage discursif univoque en un espace d’invention. C’est qu’elles ne se constituent pas seulement à partir du rapport à un centre, mais également par leur situation, plus ou moins marginale, au regard des dynamiques du lieu, Liban, Égypte ou Algérie, où elles se sont au départ formées. Par leur adoption du français, elles introduisent, en ces lieux d’énonciation premiers, une différence plus ou moins grande par rapport à l’arabisme renaissant depuis le XIXe siècle, dans ses aspects linguistiques, culturels, politiques et religieux. Elles témoignent ainsi d’une diversité de mémoires et de la persistance d’une épaisseur anthropologique. On ne peut lire l’œuvre de Schehadé en occultant, dans sa thématique et même dans les formes de ritualisation sur lesquelles elle s’appuie, son lien familial avec le christianisme orthodoxe ; l’œuvre de Jabès, sans prendre en compte le questionnement du judaïsme sur le Livre ou la Création ; l’œuvre de Kateb, en négligeant la hantise du passé tribal arabo-berbère au profit de la seule formation du discours militant. Ces mémoires diverses sont l’une des sources de l’hybridation qui caractérise leurs œuvres. Sans entraîner un attachement communautaire, ce processus d’hybridation repose non sur une fidélité, mais sur la transformation de legs dont la temporalité plonge l’étude culturelle au-delà de l’histoire immédiate.
 
Mais l’hybridation est régie par un autre principe, issu de l’acte poétique en lequel chacun reconnaît le creuset de son œuvre, quel que soit le genre que finalement elle emprunte : poésie, roman ou théâtre. Par ce principe, les trois écrivains rejoignent les puissances de rupture de la modernité littéraire occidentale depuis le romantisme. Peut-on parler de mimétisme quand l’impulsion créatrice provient de Rimbaud, de Mallarmé, de Max Jacob, du surréalisme ou encore de Joyce, Faulkner ou Brecht ? Il est des œuvres qui cèdent à cette facilité, aboutissant malgré elles à une stylisation parodique d’une modernité qui ne valait pourtant que par la contestation des conventions discursives. Cependant, cette modernité, si elle est proprement réénoncée, comme c’est le cas avec Schehadé, Jabès et Kateb, transporte en un nouveau contexte sa capacité d’exprimer une crise des valeurs collectives et spirituelles et de permettre l’émergence d’une individualité déliée des appartenances reposant sur ces valeurs. Cela entraîne chez eux une mobilité et une incertitude de l’ancrage discursif, en voie de déterritorialisation.

Introduction

I. Georges Schehadé ou l’insais...

II. Edmond Jabès vers la réinve...

III. Kateb Yacine ou l’incessan...

Conclusion

Bibliographie

Résumé

Georges Schehadé (1905-1989), Edmond Jabès (1912-1991) et Kateb Yacine (1929-1989) appartiennent à une époque de la littérature de langue française dans l’espace méditerranéen à majorité arabo-musulmane. Au Liban, en Égypte et en Algérie, tous trois, pendant la première moitié du XXe siècle, ont reçu une éducation en langue française, langue qui était parfois leur langue maternelle et qui, quoi qu’il en soit, est devenue leur langue de culture. Ils ont contribué, dans des espaces culturels nationaux en devenir, à l’émergence d’une littérature en langue française. Ils ont ainsi composé leur œuvre littéraire dans un contexte de colonisation puis de décolonisation, leurs pays de naissance acquérant peu à peu l’indépendance...

Auteur

Baquey Stéphane
Maître de conférences en littérature française, Université d'Aix-Marseille