Contexte
Alger, entre hier et aujourd'hui
Jean-Lucien Bonillo
Le film évoque de manière très générale et impressionniste le thème du mythe et des représentations liées à Al Djazaïr, insistant logiquement sur la casbah et le grand paysage, et les qualificatifs "el bahdja" (la joyeuse), "el mahroussa" (la bien gardée) et "la blanche". Il évoque les artistes et les gens de lettres qui ont traduit, chanté et vanté Alger la charmeuse, envoûtante et fascinante. Mais il ne cite pour l'essentiel que des chantres de l'Algérie indépendante : Kateb Yacine, Amin Maâlouf, Louis Aragon, Jean Sénac,….
On peut cependant sur la question de la construction d'un imaginaire lié à la ville - et pour s'en tenir à la période contemporaine - distinguer trois séquences : celle du rêve orientaliste qui s'étend du XIXe siècle jusque vers 1930, celle de la métropole moderne, européenne et africaine qui s'étire jusqu'aux années 60 et à l'indépendance, celle enfin de la République Algérienne et de la réappropriation.
Dans la première période, le rêve orientaliste est porté par les écrivains, les artistes et les architectes. Cette construction imaginaire peut s'exprimer pleinement sur le registre de l’altérité dans des villes mythiques comme Constantinople ou Le Caire. Elle se heurte à Alger aux résultats tangibles du processus colonial, avec ses destructions partielles et la réalisation d'une ville européenne qui s'ordonne logiquement sur les modèles de l'urbanisme français du XIXe siècle, initié par la rue de Rivoli sous Napoléon Ier. Les descriptions de Gustave Flaubert, Alphonse Daudet, Horace Vernet, Théodore Chasseriau, … témoignent de cette dualité entre ville coloniale et ville musulmane. Certains comme Théophile Gautier, Eugène Fromentin, Gustave Guillaumet, … fustigent les destructions et le ton devient franchement anticolonial chez Pierre Loti. Dans cette période, tous privilégient la valeur d'authenticité (et d'exotisme) de la ville haute, la médina, qui a gardé le nom des fortifications turques, la casbah, et qui est plus à même d'évoquer les contes de Shéhérazade et "Les mille et une nuits".
Au tournant des années 30 toutefois l’imagerie de cette partie de la ville bascule sensiblement et dévoile un univers cosmopolite, de trafic et de prostitution, illustré par les peintres Jacques Assus, Jean Launois, Etienne Bouchaud… Dans cette période le parallèle peut-être fait avec Marseille et sa vieille ville (le quartier du Panier) pareillement stigmatisée. Le film "Pépé le Moko", de Julien Duvivier, sorti en 1937, témoigne de cet imaginaire-là, qui met en scène un caïd de la pègre (Jean Gabin) réfugié dans la Casbah avec sa bande.
Dans la deuxième période l'imaginaire oscille entre cette dualité et une vision plus synthétique. C'est la période d'"Alger métropole", d'"Alger L'africaine", (Henry de Montherlant, Henri Bosco, …). Avec ses différentes versions du "plan Obus" pour la ville qu'il défend dans l'ouvrage Poésie sur Alger, Le Corbusier imagine durant les années 30 l'utopie d'un destin de métropole à l’unisson des qualités sublimes de son site. Mais sa vision positive de la Casbah ne se traduit pas pour autant en souhait de préservation patrimoniale intégrale. Il faut noter surtout comment la sensibilité méditerranéenne, latine et algérianiste (Robert Randeau, Jean Pomier, Albert Camus, …), se substitue alors à l'imagerie orientaliste. Cette inflexion des mythes identitaires est due à la volonté de certains de créer une convergence culturelle et spirituelle, une unité de destin pour les deux communautés. Paradoxalement les ruines de Tipasa servent mieux ce projet-là que l'espace urbain complexe et stratifié d'Alger où les traces d'Icosium (la fondation Romaine) se sont perdues.
Nul ne pouvait mieux illustrer le moment de "reconquête" et de reconstruction d'un imaginaire algérien conduit durant le dernier demi-siècle que le poète Momo (feu Himoud Brahimi), qui ouvre la première séquence du film par un de ses poèmes-hommages à la blanche citadelle, "el bahdja" et "el mahroussa".
Bibliographie succincte et indicative
- Siblot P., « La ville d’Alger dans quelques constructions de l’imaginaire français », in coll. Regards croisés – La ville de l’autre, Saint Gely du Fesc, ed. espaces 34, 1992.
- Deluz J.-J., Alger – Chronique urbaine, Paris, ed. Bouchène, 2001.
- Peltre Ch., « Entre Constantinople et Zanzibar, le nouvel Alger au miroir des voyages », in Cohen J.-L., Oulebsir N., Kanoun Y. (dir.), Alger – Paysage urbain et architectures, 1880 – 2000, Besançon, ed. de l’Imprimeur, 2003.
- Coll. (Jean-Lucien Bonillo, resp.), Actes de la XVIe Rencontre de la Fondation Le Corbusier, Le Corbusier et Alger, Paris, ed. de la Villette, 2012.