Contexte
Le grand bazar
Céline Regnard
Le vocabulaire utilisé pour décrire le centre-ville de Marseille, particulièrement le triangle compris entre la gare Saint-Charles, le Vieux-Port et la Canebière utilise depuis deux siècles les métaphores orientales – bazar, souk, caravansérail- soulignant l’importance de l’activité commerçante, l’exotisme des marchandises et des populations qui le fréquentent ou y vivent. Ces termes sont associés depuis le début du XXe siècle à une connotation négative, construite autour de l’idée d’un dangereux mélange des races et de trafics louches.
Ces quartiers (Grand-Carmes, Belsunce, Noailles, Opéra) ont fait office de porte d’entrée de Marseille pour les milliers d’immigrés en transit dans la ville ou venus s’y installer. D’abord peuplés d’Italiens, ils accueillent dans l’entre-deux-guerres des Kabyles mais aussi des Arméniens, vivant dans des conditions la plupart du temps misérables. Le commerce est déjà une activité importante parmi ces immigrés qui ouvrent de petites échoppes (coiffeurs, épiciers) au point de soulever les protestations des commerçants marseillais. Le reste des habitants est constitué d’ouvriers, entassés dans des garnis ou dans des enclos. Après la guerre d’Algérie, arrive à Marseille la grande vague migratoire algérienne. Il s’agit d’une immigration de travail. En 1975, la population algérienne de Marseille est évaluée à 35 000 personnes. La présence de cette population crée un marché de consommation avec ses habitudes spécifiques et renforce des liens commerciaux déjà anciens entre Marseille et le Maghreb. Or, l’essor de la société de consommation et l’inauguration de gigantesques centres commerciaux en périphérie de Marseille attire la clientèle. Les commerces du centre-ville sont délaissés, puis repris par d’autres. En 1982, le 1er arrondissement compte près de 500 boutiques dirigées par des Algériens, achalandées par des grossistes locaux, Juifs sépharades ou Arméniens. Ils vendent aux ouvriers du centre-ville, mais également aux Maghrébins de passage à Marseille pour prendre leur bateau, à des commerçants maghrébins venus s’approvisionner et enfin à des intermédiaires faisant régulièrement le voyage avec le « pays ». La demande augmente et, dans les années 1980, ce commerce, indissociable des bateaux assurant la liaison Marseille-Alger mais aussi de la croissance du trafic de l’aéroport de Marignane, est l’occasion de faire fortune et de gravir les échelons de la société, tout autant que l’école. À ces commerces s’ajoute un marché informel, qu’accompagnent des activités de trafic de drogue et de prostitution. Un commerce africain se développe également dans les mêmes quartiers.
Ce « grand bazar », terme par lequel ses détracteurs confondent volontairement les activités de commerce légal et les trafics, n’est pas du goût de tout le monde. Le problème du « marché sauvage du centre-ville » est de plus en plus pesant dans une municipalité où le Front National connaît un rapide succès depuis les élections européennes de 1984. Les protestations viennent en premier lieu de la Chambre de commerce. En 1985 est proposé un projet de déplacement des commerçants maghrébins du centre-ville vers Arenc ou vers la Joliette. Les intéressés, organisés, font échouer cette tentative de délogement. Mais l’enjeu de « reconquête du centre-ville », selon les termes de l’ancien ministre RPR Joseph Comiti, demeure. En 1986, alors que les élections municipales approchent, est lancée l’opération « Marseille ville propre » : un commissariat est installé, le marché sauvage est chassé, le nettoyage des rues devient effectif. Un programme de 20 millions de francs de travaux débute, visant à réhabiliter Belsunce par la réhabilitation de logements. Les Maghrébins ne seront toutefois pas délogés. En 1996, le centre-ville, de part et d’autre de la Canebière, compte 107 000 habitants sur une superficie de 420 hectares, dont 19500 étrangers, parmi lesquels 15700 Maghrébins, soit 14,6% de la population. Dans les quartiers jouxtant la Canebière, sont concentrés 70% des étrangers du centre ville et 80% des Maghrébins. L’ « hypermarché du Maghreb », le « comptoir colonial », même s’il ne correspond pas aux normes de l’économie traditionnelle, contribue à dynamiser l’économie locale en difficulté.
Bibliographie
Véronique Manry, « Belsunce 2001, chronique d’un cosmopolitisme annoncé ? » in Méditerranéennes, n°13, printemps 2002
Alain Tarrius, « Naissance d’une colonie : un comptoir commercial à Marseille » in Revue Européenne des Migrations Internationales, vol 11, n°1, 1995.
Maurice Lemoine « Le centre, le souk et l’hypermarché » in Jean-Claude Baillon, Marseille, histoires de famille, Autrement, Série monde, hors série n°36, février 1989, p. 126-139.
Michel Peraldi (dir), Cabas et containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001
Emile Temime, Marseille transit, les passagers de Belsunce, Paris, Autrement, 1997
Brigitte Bertoncello Sylvie Bredeloup, Colporteurs africains à Marseille. Un siècle d’aventures, Paris, Autrement, 2004.