Contexte
Avec les rapatriés d’Algérie
Céline Regnard
Si les décolonisations avaient déjà apporté à Marseille leur lot de rapatriés – 2 000 Français d’Indochine entre 1954 et 1960, mais aussi 10 000 « Égyptiens » à la suite de la crise de Suez en 1956, 45 000 départs du Maroc entre 1956 et 1957, et 90 000 de la Tunisie en 1956 – la fin de la guerre d’Algérie provoque un flux d’une tout autre ampleur. À partir de 1960, de nombreux Européens fuient le conflit, mais la montée des tensions contribue à un renforcement de ce courant. En effet, le 18 mars 1962, l’Algérie obtient son indépendance par la signature des accords d’Évian. Alors que la guerre semble trouver un point final, l’OAS (l’Organisation Armée Secrète, créée en 1961, favorable à l’Algérie française) fait tout pour rendre leur exécution impossible. La politique terroriste, déjà intense depuis plusieurs mois, redouble de violence. La population européenne d’Algérie bascule alors dans un véritable cauchemar, rythmé par les explosions, les assassinats, les menaces, derrière lesquels se profile l’ombre de la guerre civile. Alors que les accords d’Évian prévoyaient une coexistence des communautés en Algérie, celle-ci apparaît impossible. La plupart des Français d’Algérie, ignorant les menaces de l’OAS qui tente, par la violence, d’entraver les départs, craignant des vengeances possibles du FLN après l’indépendance, sont placés devant un choix qui se résume, dans une cruelle métaphore, entre « la valise et le cercueil ». Le 16 juin, un accord est signé ordonnant l’arrêt des attentats, mais la vague des rapatriements est lancée. Le 1er juillet, plus de 99% des électeurs d’Algérie votent « oui » au référendum sur l’indépendance du pays, reconnue le 3 juillet par le général de Gaulle.
Durant cette période tourmentée, entre mars et juillet 1962, les Français d’Algérie partent donc massivement : 16 000 en mai, près de 100 000 en juin. Marseille, où arrivent les navires et les avions, est la destination naturelle de ces exilés. Elle accueille en moyenne 3000 rapatriés par jour au cours de ces quatre mois. Le point culminant se situe le 25 juin, lorsque plus de 10 000 personnes foulent le sol de Provence. Ces populations, souvent de condition sociale modeste, nées en Algérie, vivent ce trajet non pas comme un retour mais comme un arrachement : à la douleur d’avoir laissé derrière eux presque tous leurs biens (dont beaucoup de terres), s’ajoute l’incurie de l’accueil des autorités françaises. En effet, celles-ci, dans l’espoir de maintenir une présente française au Maghreb avaient négligé la préparation du retour de ces « rapatriés », terme employé à l’époque pour désigner les Français ayant quitté un territoire appartenant à la France à la suite d’événements politiques, et dont le statut est fixé par la loi du 26 décembre 1961.
Ce n’est qu’en 1961 qu’un secrétariat d’État aux rapatriés est créé, s’appuyant à Marseille sur une délégation régionale. Outre cette impréparation politique, le caractère massif et brutal des retours prend au dépourvu les autorités françaises. Si Marseille avait été envisagée comme une porte d’entrée du territoire, le choix d’une installation définitive dans la ville, qui sera majoritaire (50% des rapatriés en juin et 74% en juillet-août), surprend. Des dispositifs d’accueil sont mis en place, mais ils sont submergés dès le mois de juin. Si les fonctionnaires rapatriés sont rapidement acheminés vers d’autres régions où ils retrouvent un emploi, les autres restent à Marseille, créant des tensions sur le marché du travail. Devant la flambée des loyers, provoquée par cette arrivée massive d’une population à la recherche d’un toit, l’administration procède à l’ouverture de logements HLM aux rapatriés. À l’automne 1962 plus de 23 000 personnes sont logées dans celui de Bompard et 60 000 à la Rougière. Il en résulte une concurrence sur le marché du logement qui, tout comme l’arrivée de travailleurs sans emploi, accroît les dissensions au sein de la population marseillaise. Ce sont donc à la fois la peur et l’arrachement ayant précédé le départ, les conditions humiliantes de l’arrivée et les difficultés des premiers mois qui contribuent à nourrir une mémoire douloureuse de ces naufragés de l’été 1962.
Bibliographie
Jean-Jacques Jordi, De l'exode à l'exil : rapatriés et pieds-noirs en France : l'exemple marseillais, 1954-1992, Paris, L'Harmattan, 1993.
Jean-Jacques Jordi 1962, l’arrivée des Pieds-noirs, Paris, Autrement, 1995.
Émile Temime, Migrance. Histoire des migrations à Marseille, 4 tomes, Marseille, Jeanne Laffitte, 2007.
Emile Temime, Jean-Jacques Jordi (dir), Marseille et le choc des décolonisations, Aix-en-Provence, Edisud, 1996.
Benjamin Stora, Histoire de la guerre d'Algérie (1954-1962), Paris, La Découverte, coll Repères, 2004.