Contexte
Envoyé spécial : le secret crétois
Mayalen Zubillaga
Envoyé Spécial est un magazine hebdomadaire d’information français créé en 1990. Diffusé le jeudi en première partie de soirée, il alterne plateaux et reportages, conçus sous forme de portraits, d’enquêtes ou d’analyses s'appuyant de nombreux témoignages, sur des thèmes d’actualité française et internationale. Pour ce numéro diffusé en 1998, l'équipe de journalistes se penche sur le « régime crétois », version suprême et souvent synonyme du fameux « régime méditerranéen » dont les bénéfices ont été reconnus par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en 1994. Or, du point de vue des sciences sociales, le régime méditerranéen-crétois, présenté comme équilibré, frugal, traditionnel et proche de la nature, constitue avant tout un modèle idéal « bon à penser ».
La mention d'une alimentation méditerranéenne bénéfique pour la santé apparut dans la première moitié du XIXe siècle, mais elle ressurgit vraiment à partir des années 1950 avec les travaux d'un couple de physiologistes américains, les Keys, qui tirèrent de leurs observations la conclusion suivante : le respect d'un régime méditerranéen traditionnel permettrait de jouir d'une bonne espérance de vie, tout en réduisant considérablement le taux de maladies coronariennes. À la suite des observations des Keys, plusieurs autres études furent menées en Occident, comme celle du professeur Serge Renaud qui, dans les années 1990, se pencha tout particulièrement sur le « régime crétois » à l'hôpital de Lyon. Créé par des nutritionnistes américains, ce modèle fut rapidement mis à la mode par les médias, jusqu'à être repris par les Méditerranéens eux-mêmes.
Présenté comme un régime issu d'une tradition immuable et multimillénaire, issu d'un âge d'or quasiment érigé en jardin d’Éden, il fait pourtant fi de la variabilité des pratiques alimentaires dans le temps. Par exemple, les tomates, symboles de la cuisine méditerranéenne d’aujourd’hui, n'ont été importées que tardivement dans le bassin méditerranéen (XVIe siècle) et ont mis de nombreuses décennies à s'y implanter solidement (fin du XVIIIe siècle pour l'Italie, XIXe siècle pour la Provence), tout comme les poivrons ou les haricots communs. De la même manière, ce modèle ne tient pas compte des variations géographiques, oubliant surtout les pays du sud de la Méditerranée : s'il existe des traits communs entre les cuisines méditerranéennes (au pluriel), celles-ci se caractérisent surtout par leur diversité. Enfin, la supposée frugalité de ce régime est présentée comme un choix de sagesse et un trait culturel, alors que les modèles proposés, tels le régime crétois, sont liés à des régions pauvres où, pendant longtemps, les populations n'ont eu d'autre choix que celui de la sobriété.
Cette vision répond à une préoccupation qui agite les États-Unis et les pays occidentaux dans leur ensemble : alors que, pendant des milliers d'années, le souci des hommes a été de trouver de la nourriture et d'assurer sa conservation, il s'agit aujourd'hui de choisir sa nourriture dans une offre surabondante – une mission hautement anxiogène ! Dans ce contexte, frugalité, ascétisme, tempérance et simplicité s'érigent comme des normes morales parfaites, que l'on retrouve d'ailleurs dans les monothéismes méditerranéens. Par ailleurs, le modèle méditerranéen-crétois est axé sur la consommation centrale de produits végétaux, considérés comme plus « justes », « éthiques » et « naturels », dans nos représentations actuelles, que les produits animaux. Bénéfique pour le corps, le régime méditerranéen l'est donc aussi pour l'esprit : il illustre parfaitement le principe d’ « incorporation » théorisé par les sciences sociales, c’est-à-dire une croyance qui s'exprime de façon plus ou moins consciente chez tous les peuples du monde : on est ce que l'on mange. Le mangeur inquiet et désemparé face à la « cacophonie nutritionnelle » contemporaine trouve ainsi, dans le régime dit méditerranéen, un modèle d'autant plus rassurant qu'il fait l'objet d'une belle unanimité scientifique.
Bibliographie :
HUBERT Annie, « Autour d'un concept : 'L'alimentation méditerranéenne' », Techniques & Culture, n° 31-32, 1999.
Bevilacqua Salvatore, « Un « régime méditerranéen » bon à penser », Anthropology of food [Online], 7 | December 2010, Online since 25 décembre 2010, Connection on 15 mai 2012. URL : http://aof.revues.org/index6600.html.
Fischler Claude, « Pensée magique et utopie dans la science. De l’incorporation à la ‘diète méditerranéenne’ », Les Cahiers de l’OCHA, 5, p. 111-127, 1996.