Contexte
La dernière laiterie de Marseille se reconvertit
Mayalen Zubillaga
Cet extrait évoque la reconversion d'une laiterie marseillaise qui, face à la baisse de consommation de lait frais, se met à produire du lait fermenté destiné à une clientèle d'Afrique du nord. Ce lait onctueux et grumeleux, que l'on fait fermenter avec d'autres souches de bactéries que celles qui entrent en jeu dans la fabrication du yaourt, est traditionnellement consommé dans plusieurs endroits du monde. Produit très ancien qui prolonge la conservation de l'aliment précieux qu'est le lait, il est notamment très présent dans les pratiques alimentaires du sud de la Méditerranée. Au Maghreb, par exemple, pendant le mois de Ramadan, la rupture du jeune se fait avec un verre de lait ou de lait fermenté (lben ou raïb).
Or, en France, Marseille est historiquement une ville carrefour. Elle a accueilli, de tous temps, des migrants venus du monde entier. On pense par exemple, pour ne citer que les vagues les plus marquantes de l'histoire contemporaine, aux Italiens dès la fin du XIXe siècle, aux Arméniens en 1915 et 1923, aux Grecs à partir de 1916, aux Espagnols après 1936, aux Maghrébins depuis l’entre-deux-guerres ou aux Africains après 1945. Dans la deuxième moitié des années 1960, l'immigration nord-africaine est en pleine recrudescence, modifiant la répartition de la population étrangère ou d'origine étrangère dans Marseille : alors que la part des minorités originaires des pays européens s’est affaiblie et que celle des populations venues de l’Europe méditerranéenne diminue, celle du Maghreb, et notamment d'Algérie, augmente considérablement. Leur présence est d’autant plus remarquée que les groupes anciens tendent à se diluer dans la population locale. Le quartier Belsunce, que l'on voit dans le reportage, fait figure de lieu symbolique. Il faut ajouter à cette vague d'immigration l'arrivée massive des rapatriés (pieds-noirs) à partir de 1962.
Ce cosmopolitisme a globalement été perçu comme positif jusqu'aux années 1970, mais, à partir de 1973, dans un contexte de dépression économique à la suite du premier choc pétrolier, accentuée à Marseille par l'éclatement de l'empire colonial et la crise de l'industrie traditionnelle, les nouveaux-venus font figure de bouc-émissaires faciles. Mais les immigrés sont parfois également perçus comme des opportunités économiques pour les entreprises locales. C'est le cas dans ce reportage de 1980.
Chez les migrants, en effet, la cuisine est profondément liée au sentiment d'identité. En se déplaçant, ils amènent avec eux une palette de saveurs, de produits et de recettes, maintenant leur sentiment d'appartenance à une communauté et reconstituant de ce fait leur identité nationale ou régionale là où il n'existe plus d'unité spatiale. D'ailleurs, la perte de la langue d'origine se fait généralement dès la deuxième génération, tandis que les habitudes culinaires restent jusqu'à la troisième ou la quatrième génération, voire davantage pour les plats festifs. Les migrants recomposent également leur cuisine avec les produits et les habitudes de leur terre d'accueil, tout en la faisant découvrir à la population autochtone, que ce soit par le biais de relations interpersonnelles ou la création de commerces alimentaires. Or, si la Provence n'est pas un espace de tradition laitière ovine, la Méditerranée reste l'une des grandes zones de consommation des produits laitiers fermentés d'origine ovine et caprine, notamment dans les pays musulmans.
Bibliographie :
« Cuisines et dépendances », dossier de la revue Hommes et migrations n°1283, janvier-fevrier 2010.
BESSIS Sophie (dir.), Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs, N°154, 1995.
Gastaut Yvan, « Marseille cosmopolite après les décolonisations : un enjeu identitaire », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 67 | 2003, mis en ligne le 25 juillet 2005, Consulté le 29 mai 2012. URL : http://cdlm.revues.org/index134.html.
TEMIME Emile (dir.), Migrance, histoire des migrations à Marseille, 4 volumes, Edisud, T1:1989 - T2: 1990 - T3: 1990 - T4: 1991.
CRENN Chantal, HASSOUN Jean-Pierre et MEDINA F.Xavier, « Introduction : Repenser et réimaginer l’acte alimentaire en situations de migration », Anthropology of food [Online], 7 | December 2010, Online since 25 December 2010, connection on 30 May 2012. URL : http://aof.revues.org/6672