Contexte
Bruno Étienne et les interdits alimentaires
Mayalen Zubillaga
Sociologue et politologue français né en 1937, mort en 2009 à Aix-en-Provence, Bruno Étienne était spécialiste de l'Algérie, de l'islam et de l'anthropologie du fait religieux. Il fonda en 1992 l'Observatoire du religieux (World Religion Watch). Très médiatisé, il fut l'auteur de nombreux livres dont les plus célèbres restent L'Islam radical (1987), La France et l'Islam (1989) et L’Islam en France (2000).
Dans cet extrait, il évoque la disparition prochaine, selon lui, des interdits alimentaires chez les juifs et les musulmans, alors même que des représentants de ces communautés insistent sur le caractère sacré de leur alimentation. Certaines religions imposent en effet des interdits à leurs pratiquants. Il s'agit d'une part de répondre au besoin de spiritualité et d'élévation de l'homme en le détachant de son animalité et en encadrant son plaisir, d'autre part de concrétiser le pacte qui unit les fidèles avec Dieu, et enfin de distinguer le groupe de fidèles des autres. Ainsi, les interdits alimentaires ne sont pas biologiques, puisque nous sommes potentiellement omnivores, mais culturels, marquant l'appartenance à un groupe. Ils sont d'ailleurs nécessairement collectifs. Or, les religions juive et musulmane sont marquées par une série d’interdits rigoureux :
ñ Chez les juifs, certains interdits concernent la consommation d'animaux (notamment porc, cheval, lapin, lotte, crustacés, fruits de mer) et de sang. Il est également prohibé de mêler nourritures carnées et lactées au cours d’un même repas (« tu ne cuiras point le chevreau dans le lait de sa mère », commande le verset de la Bible). Les animaux doivent être abattus selon un rituel spécifique qui permet de régler symboliquement le meurtre animal en invoquant le nom de dieu.
ñ Chez les musulmans, les interdits sont moins nombreux. Il s'agit essentiellement du porc à cause de son caractère réputé impur et de l'alcool en raison de la perte de contrôle de soi que ce dernier induit. Ici aussi, l'abattage des animaux fait l'objet d'un rite codifié.
La discours de Bruno Étienne évoque ici un courant de la sociologie des phénomènes religieux qui considérait, dans les années 1960 et 1970, que les religions étaient condamnées à un déclin inéluctable face à la modernisation de la société. La deuxième moitié du XXe siècle a en effet été marqué par un net recul des indicateurs de pratique et de croyance religieuse. Toutefois, chez les musulmans par exemple, alors que le regroupement familial a remplacé l'immigration de travail dans les années 1970, l'affirmation identitaire est passée, dans les dernières années du XXe siècle, par une nouvelle vitalité religieuse soutenue par de multiples canaux, notamment associatifs. Cette offre a rencontré, chez les jeunes issus de l'immigration souffrant d'exclusion sociale, une demande identitaire correspondant vraisemblablement à la recherche de racines et au lien avec le pays d'origine. De même, chez les juifs, dans un contexte de diaspora, les interdits alimentaires maintiennent et renforcent le lien identitaire entre pratiquants
Le respect des interdits alimentaires relève donc de la pratique religieuse et/ou de l'acte culturel, traditionnel et identitaire. D'ailleurs, les interdits ne concernent pas uniquement les religions mais toutes les cultures du monde. Certains observateurs ne manquent pas de remarquer, en Occident, la force des interdits nutritionnels contemporains (le gras, le sucre), ainsi que le renouveau de la distinction entre « pur » et « impur » autour des aliments biologiques et végétaux d'un côté, et les scandales sanitaires et autres OGM de l'autre.
Bibliographie :
« Les interdits alimentaires (Xèmes entretiens de Belley organisés par le CNAC) », Les Cahiers de l'Ocha n°7, 1996.
DARGENT Claude, « La population musulmane de France : de l’ombre à la lumière ? », Revue française de sociologie, vol. 51, 2010.
ÉTIENNE Bruno (dir.), L'islam en France, CNRS éditions, 1990.
Kanafani-Zahar Aïda, Mathieu Séverine, Nizard Sophie (dir.), A croire et à manger. Religions et alimentation, L’Harmattan/AFSR, 2007.
POULAIN Jean-Pierre (dir.), « L’homme, le mangeur, l’animal. Qui nourrit l’autre ? », Les Cahiers de l’OCHA n° 12, 2007.