Contexte
L’Orient des Provençaux
Céline Regnard
S’il est une ville de France où l’Orient a imprimé sa marque depuis des siècles, c’est bien Marseille. Port de commerce florissant aux XVIIe et XVIIIe siècles, elle rayonne alors sur un espace essentiellement méditerranéen, allant des péninsules ibérique et italienne au « Levant » - désignant alors l’Asie mineure et le Proche-Orient - en passant par la « Barbarie » - c'est-à-dire le Maghreb. Le commerce avec les échelles du Levant, ces ports et villes de l’Empire ottoman dans lesquelles les négociants français bénéficiaient de privilèges leur permettant de développer des activités commerciales fructueuses, amène à Marseille une quantité de marchandises exotiques (étoffes, épices) mais aussi des matières premières nécessaires au développement industriel local (huiles pour le savon, sucre). Au XIXe siècle, l’essor industriel et commercial ne fait que poursuivre ce processus. Son accélération, liée à l’invention de la navigation à vapeur, est favorisée par le développement des échanges avec un Empire colonial, en constante extension à partir de 1830, et par l’ouverture du Canal de Suez qui, en 1869, accélère considérablement les temps de transport. Marseille devient, pour une centaine d’année le grand port colonial français, célébré lors des expositions coloniales de 1906 et 1922. Comme l’écrit le grand reporter Albert Londres en 1926, on trouve tous les produits les plus exotiques, toutes les nationalités, toutes les langues dans cette « Porte du Sud ». Comme les produits, les hommes voyagent, et passent à Marseille. Immigrés, migrants en transit, colons sur le départ ou de retour, Marseille devient un carrefour du monde au XIXe siècle.
Les destinations lointaines y représentent donc bien plus que des partenaires commerciaux. L’Orientalisme est consubstantiel de ces activités commerciales qui sont aussi des histoires de voyageurs. Au XVIIIe siècle, les descriptions littéraires et picturales, telles que les toiles de Joseph Vernet, charrient déjà un exotisme qui fascine. Au XIXe siècle, la vogue orientaliste touche la ville. Après le voyage en Algérie de Delacroix en 1830, de nombreux peintres partent en quête de la couleur de l’Orient. Parmi eux, Horace Vernet, petit-fils de Joseph. Les toiles représentant Marseille se parent de couleurs chamarrées et de motifs orientaux. En témoignent les deux toiles de l’escalier d’honneur du musée des Beaux-Arts, au palais Longchamp, commandées en 1867 à Puvis de Chavannes : Marseille, Colonie grecque et Marseille, Porte de l’orient. Les descriptions littéraires insistent sur le parfum d’Orient qui règne à Marseille, de Flora Tristan à Albert Londres. Les expositions coloniales du début du XXe siècle coïncident avec l’apogée d’un orientalisme moderne, marqué par un fort attrait pour l’architecture et la décoration exotiques.
La période des décolonisations, notamment la Guerre d’Algérie, met incontestablement un terme à cette rêverie orientale. Marseille devient l’épicentre des tensions post-coloniales. En effet, la cohabitation dans la ville d’une population maghrébine essentiellement composée d’ouvriers algériens, de harkis, de pieds-noirs et d’une extrême droite où l’OAS est encore influente, s’avère explosive. En 1973, Marseille devient le théâtre d’une flambée de raciste et le symbole du problème de l’immigration en France. C’est donc dans un contexte polémique qu’est organisée en 1982 une série d’expositions intitulée « L’Orient des Provençaux » destinée à montrer l’ancienneté et l’étroitesse des rapports entre Marseille et les pays de la rive sud de la Méditerranée. La municipalité Defferre encourage l’initiative, désireuse de réinvestir le thème du cosmopolitisme marseillais comme une valeur positive, Marseille étant vue comme un trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Pourtant le contexte est tendu : le Front National connaît à Marseille comme en France ses premiers succès lors des élections municipales de 1983. La même année, c’est presque dans l’indifférence que la Marche des beurs part de Marseille. Le travail de réappropriation politique du cosmopolitisme marseillais comme symbole d’ouverture et de pacifisme, repris par le nouveau maire Jean-Claude Gaudin, sera de longue haleine.
Bibliographie :
Louis Bergasse et Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille (1599-1789), t. IV, Paris, Plon, 1954
Charles Carrière, Richesse du passé marseillais. Le port mondial au XVIIIe siècle, Marseille, CCIM, 1979
Irini Apostolou, L'Orientalisme des voyageurs français au XVIIIe siècle. Une iconographie de l'Orient méditerranéen, Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », 2009
Emile Temime, Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Jeanne Laffitte, 2007
Yvan Gastaut, « Marseille cosmopolite après les décolonisations : un enjeu identitaire », Cahiers de la Méditerranée, n° 67, 2003