Contexte
Le gouvernement de Craxi et la mort de Berlinguer
Stéphane Mourlane
La mort du secrétaire général Parti communiste italien (PCI), Enrico Berlinguer, le 11 juin 1984 suscite en Italie une très vive émotion. Deux jours plus tard, environ un million de personnes se massent à Rome le long de l’itinéraire du cortège funéraire entre la via della Botteghe oscure, siège du PCI, et la piazza San Giovanni. À la tête d’un parti qui représente, depuis la chute du fascisme et l’établissement de la République, la deuxième force politique du pays, Berlinguer est considéré non seulement comme l’un des principaux acteurs de la vie politique italienne du second XXe siècle, mais également comme l’une des principales figures de l’histoire du communisme européen.
Né le 25 mai 1922 en Sardaigne d’un père avocat, élu socialiste, Enrico Berlinguer grandit dans l’Italie de l’Italie de Mussolini au sein d’un milieu antifasciste. En 1943, alors que le régime se délite, replié dans la partie nord de l’Italie, contrôlée par les Allemands, autour de la République de Salò, il s’engage dans la Résistance, ce qui lui vaut la prison. À la fin de la guerre civile, il rejoint le PCI qui s’impose avec la Démocratie chrétienne (DC) comme le principal parti structurant la vie politique de la République naissante. Il fait son entrée au Comité central en 1948 et devient responsable des formations de jeunesse. Il se distingue d’emblée par une position plus distante que la direction du parti à l’égard du modèle soviétique. Ses critiques s’expriment ouvertement après l’intervention de l’Armée rouge à Prague en 1968, année où il est élu pour la première fois député. Une fois devenu secrétaire général du PCI en 1972, il continue de prôner une plus grande autonomie à l’égard de Moscou et tente de fédérer dans cette perspective ses camarades français et espagnols sous la bannière de l’Eurocommunisme. Enrico Berlinguer reste aussi associé dans les mémoires à la conclusion d’un « compromis historique » qui rapproche le PCI de la DC, continuellement au pouvoir depuis la fin de la guerre. Dans un climat de crise politique marqué par une forte violence terroriste alimentée par l’extrême-droite et l’extrême gauche, de crise économique et sociale conséquence du choc pétrolier de 1973, Berlinguer craint que l’Italie ne connaisse une dérive autoritaire. Il est en outre persuadé que la gauche, même fédérée, ne peut parvenir à la majorité parlementaire. Dans ces conditions, une alliance avec la DC permettrait d’apporter « des éléments de socialisme au gouvernement », croit-il. Le PCI, en progression électorale constante, est en position de force, en recueillant 34,4% des voix lors des élections législatives de 1976, un record historique. La DC en obtient 38,7% et forme un nouveau gouvernement conduit par Giulio Andreotti et dont le PCI n’empêche pas la formation en s’abstenant lors du vote de confiance au Parlement. En 1978, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, chef de file de la DC et artisan avec Berlinguer du compromis historique, témoigne des résistances que cette politique suscite notamment parmi ceux qui font de la violence une stratégie de déstabilisation des institutions républicaines. Sans jamais participer au gouvernement, le PCI parvient toutefois à promouvoir ainsi quelques réformes et profite de la répartition des postes (lottizzazione) dans les secteurs publics et para-publics. Son influence n’apparaît cependant pas suffisamment décisive.
De retour dans l’opposition, le PCI est écarté du pentapartisme (pentapartismo) qui rassemble au début des années 1980 autour de la DC les partis laïcs (parti socialiste, parti socialiste démocratique, parti républicain et parti libéral). La DC, en recul lors des consultations électorales, et surtout aux prises avec de nombreux scandales, abandonne la présidence du Conseil pour la première fois depuis près de 40 ans. Après le Républicain Giovanni Spadolini, le socialiste Bettino Craxi prend la tête du gouvernement en août 1983. L’homme qui dirige le parti socialiste depuis 1976 entend imposer un nouveau style, plus personnel, à la politique, en recourant notamment largement aux médias. Craxi et Berlinguer ne parviennent pas à s’entendre. L’un des principaux points d’achoppement réside dans la politique à mener pour lutter contre l’inflation qui menace l’économie italienne. Craxi impose un blocage des prix du secteur public, des loyers et des salaires, alors que les communistes défendent l’indexation des salaires sur le coût de la vie.
Dans ce contexte, Berlinguer prend la tête de la campagne électorale communiste à l’occasion des élections européennes de 1984. Il est victime d’une attaque cérébrale fatale alors qu’il tient meeting à Padoue quelques jours avant le scrutin du 17 juin. Il n’est donc plus là pour assister à la victoire historique de son parti qui devance, certes de peu (0,3 %), mais pour la première fois, la DC. Si on a pu parler pour cette élection d’effet Berlinguer, le PCI doit cependant faire face dans la durée à l’érosion de son électorat. Il disparaît au moment où, au début des années 1990, le système politique italien connaît un grand mouvement de recomposition à la suite de l’opération « mains propres » face à la corruption politique, au centre desquels figurent notamment Craxi, qui a dirigé le gouvernement jusqu’en 1987.
Bibliographie :
Aldo Agosti,
Storia del Partito comunista italiano 1921-1991, Roma-Bari, Laterza, 1999.
Simona Colarizi, Marco Gervasoni, La Cruna dell’ago. Craxi, il partito socialista e la crisi della Repubblica, Bari-Roma, Laterza, 2005.
Marc Lazar,
Maisons rouges. Les Partis communistes français et italien de la Libération à nos jours, Paris,
Éditions Aubier, 1992.
Renzo Martinelli, Storia del Partito comunista italiano, Torino, Einaudi, 1995.