Contexte
Juan le Marrakchi - SNR00267
Abdelmajid Arrif.
Ethnologue, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (USR 3125), Aix-Marseille Université (AMU).
Juan Gotisolo. Le lettré de la Place Jamaâ Lafna (Marrakech)
« L’espace culturel de la place Djemaa El-Fna a été proclamé par l’Unesco chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité.
La place Djemaa El-Fna est située au cœur de la médina. Véritable carrefour culturel et artistique, c’est un lieu de rencontre de la population mais aussi des conteurs, acrobates, musiciens, danseurs, charmeurs de serpents et autres guérisseurs et voyants. C’est aussi un lieu de commerce et de plaisir. Elle est un modèle de planification urbaine donnant la priorité aux habitants, à la culture, aux rencontres et aux échanges.
Cette plaque commémore :
la reconnaissance universelle de la richesse exceptionnelle de cette place et du symbole qu’elle représente »
C’est ainsi que ces lignes, gravées dans le marbre d’une plaque posée en marge de la Place Jamaâ Lafna, signifient au passant la qualité patrimoniale universelle de celle-ci proclamée en 2001.
Juan Goytisolo n’est pas étranger à une telle entreprise. Il en est en quelque sorte la conscience critique.
Depuis son premier contact avec la Place et bien avant de militer pour sa préservation, il a mis en exergue dans ses écrits l’oralité qui l’habite et en fait la dimension saillante dans un monde gouverné par l’autorité de l’écrit concurrencée par l’audiovisuel (radio, télévision rejoints plus tard par les nouvelles technologies de la communication). Un engagement humain et littéraire qui a produit les plus belles pages écrites
[1] sur cette Place déjà investie et saturée de mots, d’images, de fantasmes, d’écritures, de stéréotypes… Il a su incarner la vitalité de cette oralité dans l’acte performatif et créateur de personnages divers qui l’ont animée. Il a su lire à même la peau de son asphalte sa richesse humaine et expressive sans tomber dans la facilité exotisante qui s’est saisi de Jamaâ Lafna.
Sa réflexion sur l’oralité questionnait également son écriture et la culture et genre littéraires.
« Comme le montre Mikhaïl Bakhtine dans son admirable analyse de l’oeuvre de Rabelais, il fut un temps où le réel et l’imaginaire se confondaient, où les noms supplantaient les choses qu’ils désignent, où les mots inventés avaient leur existence propre : ils grandissaient, se développaient, s’accouplaient et se reproduisaient comme des êtres en chair et en os. Le marché, la grand-place, l’espace public étaient le lieu idéal de leur épanouissement : les discours s’entremêlaient, les légendes revivaient, le sacré était sujet à moqueries sans cesser d’être sacré, les parodies les plus acerbes étaient conciliables avec la liturgie, le conte bien tourné maintenait l’auditoire en haleine, le rire se mêlait aux actions de grâce, et le jongleur, ou le forain, en profitait pour passer la sébile.
(…) A la lueur des lampes à pétrole, j’ai cru remarquer la présence de Rabelais, de l’archiprêtre de Hita, de Chaucer, d’Ibn Zaïd, d’Al Hariri, et de nombreux derviches. »[2] A l’inverse des frères Tharaud qui consacrent un chapitre, dans leur livre Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas à cette place, intitulé La Place folle, J. Goytisolo relève la sagesse subversive d’une oralité populaire face à la raison autoritaire du scripturaire.
« Et toujours le flot me ramène à une place étrange, où cette population rustique, chaque jour renouvelée, s’arrête et s’accroupit autour de choses qui l’enchantent et me retiennent, moi aussi, pendant des heures, attentif comme un ignorant devant un grand livre ouvert
. »[3] Les Tharaud écrivent Jamaâ Lafna sous le registre de l’envoûtement, de l’incompréhension des scènes et des situations qui redouble l’intérêt et la passion pour l’étrange de la Place.
Alors que Juan Goytisolo apprendra le dialecte marocain et commercera avec les petites gens et les hlayqia de la Place. Il est dans le dépassement du temps de la curiosité amusée et intriguée pour un abord dialogique avec la Place et ses hommes avec un retour réflexif sur ses pratiques littéraires. A la terrasse du Café de France, au bord de la Place de Jamaâ Lafna, il ouvre sa table à l’hospitalité et au commerce humain avec les hlayqia.
Il dira que « Jamaâ El Fna est un grand livre oral, «écrit» par des analphabètes ».
Juan Goytisolo développe au contact de Jamaâ Lafna une réflexion stimulante sur l’oralité et ses formes historiques. Il emprunte à Walter Ong
[4] deux catégories de périodisation de l’oralité étudiée par ce dernier : l’oralité primaire et secondaire et y ajoute celle de l’oralité hybride.
L’oralité hybride me semble le mieux qualifier aujourd’hui la Place Jamaâ Lafna espace saturé de signes, de graphies, d’images, d’objets, d’écrits – toute une culture matérielle et immatérielle protéiforme – rehaussés de voix vives qui les performent en narrations inventives et en spectacles où le corps est pris dans le territoire d’une trame sensible.
Né en 1931 à Barcelone, Juan Goytisolo prend le chemin de l’exil en 1950 fuyant la dictature franquiste. Il s’établit dès la fin des années 1960 à Marrakech étape notable sur la carte des villes de son nomadisme engagé.
« Espagnol en Catalogne,
afrancesado en Espagne, latin en Amérique du Nord, chrétien au Maroc, et partout métèque, je n’allais pas tarder à devenir, par mon nomadisme et mes voyages, un de ces écrivains que personne ne revendique, étranger et hostile aux clans et catégories. (…) La liberté et l’isolement sont la récompense de tout créateur immergé dans une culture multiple et sans frontières, transhumant à son gré vers la contrée qui lui convient, sans s’attacher à aucune.
[5]»
Face à la globalisation et aux multinationales de la culture, tel Walt Disney Corporation qui selon lui « assassine l´imagination des millions d´enfants dans le monde. » ; face au mépris de « tout ce qui n´émane pas des normes compétitives en vigueur dans le Village planétaire », Juan Goytisolo, marrakchi d’adoption, a été l’initiateur de la notion de patrimoine oral de l’humanité, notion reprise par l’Unesco et appliquée pour la première fois à la Place Jamaâ Lafna suite à son article, « Un espace magique de sociabilité. Jemaa-el-Fna, patrimoine oral de l’humanité » paru dans le Monde diplomatique en juin 1997.
« L’emprise de la cybernétique et de l’audiovisuel nivelle les populations et les esprits, « disneyise » l’enfance et atrophie ses capacités imaginatives. Seule une ville conserve le privilège d’abriter le défunt patrimoine oral de l’humanité, qualifié par beaucoup avec mépris de tiers-mondiste. Je veux parler de Marrakech, et de la place Jemaa-el-Fna, aux abords de laquelle, depuis plus de vingt ans et à intervalles réguliers, j’écris, je déambule et j’habite. ». Son article, « Un espace magique de sociabilité. Jemaa-el-Fna, patrimoine oral de l’humanité » paru dans le Monde diplomatique en juin 1997, initiera la démarche à venir, à savoir la consécration de cette place par l’Unesco.
« L'adoption par l'UNESCO du nouveau concept de Patrimoine Oral et Immatériel ouvre ainsi la voie à la préservation de la culture orale de centaines de langues dépourvues de graphie et stimule l'étude diachronique des innombrables croisements et situations intermédiaires résultant de l'influence de l'écriture, de l'imprimerie et des moyens audiovisuels et informatiques modernes sur l'expression orale.
C'est une tâche urgente, étant donné l'ampleur et la complexité de la mosaïque de langues et de cultures menacées, aussi bien en Amérique latine qu'en Afrique, en Asie ou en Océanie. Et nous devons nous y atteler en ayant pleinement conscience des risques encourus : ces cultures et ces langues sont des patrimoines vivants, et il ne faudrait pas tomber dans le piège de la « muséification » en jouant les anthropologues qui, comme le disait un intellectuel mexicain « considèrent les peuples comme des fossiles culturels ». Notre action doit donc se montrer subtile et discrète, à travers une protection des diverses manifestations culturelles des 3000 langues parlées dans le monde et de leurs « trésors vivants », qui exclut la création de « réserves indigènes » sauf en cas d'extrême nécessité, c'est-à-dire quand il s'agit d'établir un acte de décès après avoir enregistré et filmé leur agonie pour les musées anthropologiques des grandes métropoles de la planète.
Pour ce faire, il faut avoir à l'esprit les différents degrés d'oralité primaire devant lesquels nous nous trouvons, et l'hybridité des manifestations du patrimoine oral et immatériel préservées par la tradition au fil des siècles. Un défi qui s'adresse à toutes les organisations gouvernementales et soucieuses de la biodiversité du monde, une biodiversité gravement affectée par l'uniformité qu'imposent les lois du Village planétaire et le fondamentalisme de la techno-science. »
[6]
Bibliographie
Juan Goytisolo, Makbara, Paris, éd. du Seuil, 1982.
Juan Goytisolo, Un espace magique de sociabilité. Jemaa-el-Fna, patrimoine oral de l’humanité, Le Monde diplomatique, juin, 1997.
Jérôme et Jean Tharaud, Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas, Paris, Plon-Nourrit, 1920.
Walter Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, London and New York: Routledge, 1982; Rhetoric, Romance, and Technology, Ithaca and London: Cornell UP, 1971.
[1] Lire les dernières pages de
Makbara (éd. du Seuil, Paris, 1982) où Juan Goytisolo propose une lecture vertigineuse d’humanité et de justesse de l’espace de Jamaâ Lafna.
[2] Juan Goytisolo,
Un espace magique de sociabilité. Jemaa-el-Fna, patrimoine oral de l’humanité, Le Monde diplomatique, juin, 1997.
[3] Jérôme et Jean Tharaud,
Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas, Paris, Plon-Nourrit, 1920, p. 99.
[4] Walter Ong,
Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, London and New York: Routledge, 1982;
Rhetoric, Romance, and Technology, Ithaca and London: Cornell UP, 1971.
[5] Juan Goytisolo,
Chasse gardée, Paris, Fayard, 1985, pp. 41-42
[6] Juan Goytisolo,
Jemaa el Fna patrimoine orale de l’humanité, Extraits du discours d'ouverture de la réunion du jury pour la proclamation des chefs-d'œuvre du Patrimoine Oral et Immatériel de l'Humanité.