Selon une vision assez répandue, la Méditerranée est traversée par la ligne de faille de la confrontation entre « l'Occident » et « l'Islam », dans le scénario belliqueux du choc de civilisations, synonyme de choc des religions. Aujourd'hui plus que jamais, ce « continent liquide » est traversé par des affrontements et le noeud religieux, de plus en plus central, se configure souvent comme le principal obstacle au « vivre ensemble ».

 

Les blocages du présent semblent jaillir de strates profondes de l'histoire. On dirait que les identités religieuses sont ici particulièrement monolithiques dans la longue durée, bien éloignées de la fluidité du métissage et de la créolisation, qui paraissent plutôt être le produit de l'océan. C'est dans cet immense, et souvent tragique, théâtre, que la rencontre de peuples qui auparavant vivaient dans l'extériorité a généré - dans les Antilles, au Brésil, au Mexique - des synthèses religieuses nouvelles. La Mer intérieure, quant à elle, semble être plutôt l'espace de la séparation et de la proximité distante. Comme nous le rappellent plusieurs travaux historiques et anthropologiques, les trois religions monothéistes, qui ont dans la Méditerranée leur berceau, semblent être les plus réfractaires à une rencontre « de base » ancrée dans les pratiques ordinaires. L'allégeance perpétuelle et exclusive avec un dieu unique empêcherait les débordements habituels dans d'autres contextes. Seul le contact avec un environnement polythéiste permettrait d'infléchir l'irréductible fermeture des monothéismes. Si l'on reconnaît que ces derniers ont pu s'entremêler à d'autres influences quand ils ont essaimé dans le monde, en produisant des croisements et des imbrications syncrétiques, le heurt des monotheismes semblerait particulièrement dur dans leur région matricielle, où la différence et le différend apparaissent comme les ingrédients de base du paysage religieux.

 

Cette vision est cependant partielle. Certes, il serait absurde de nier les fortes tendances exclusivistes qui ont marqué l'histoire des monothéismes en Méditerranée et conditionnent encore lourdement leur présent. Mais il est également possible d'observer l'effet d'encombrement et de surcharge que produit la présence dans le même espace des trois monothéismes et de leur multiplies obédiences. En effet, même si les croisades et les guerres saintes ont souvent occupé le devant de la scène méditerranéenne, les échanges, les convergences et les influences réciproques sur le terrain des idées et des pratiques religieuses demeurent indéniables. En d'autres termes, les frontières entre religions, qu'on a tendance à considérer étanches, ont souvent été poreuses. Des traces d'un passé croisé entre musulmans, juifs et chrétiens ont survécu aux secousses de l'histoire et se prolongent encore dans le présent. Ainsi, la mixité dans les lieux de culte, cette aberration pour tout intégrisme, s'avère être un phénomène traditionnel, surtout dans les régions orientales, de tradition byzantine et ottomane. Les processus d'homogénéisation ethnique et religieuse induits, au cours du XXe siècle, par des nationalismes agressifs ont substantiellement modifié le terreau propice à ces échanges. La montée en puissance des fondamentalismes religieux aux tendances rigoristes et scripturaires a à son tour contribué à rendre l'environnement socio-politique encore plus défavorable à toute forme de perméabilité interconfessionnelle. Pourtant, même dans ce contexte problématique, l'observation sans à priori du cheminement du religieux au ras du sol donne à voir des formes importantes de porosité. Encore aujourd'hui, loin d'être des ensembles monolithiques, les religions apparaissent « traversées » par des pratiques transfrontalières. Les phénomènes de mixité dans les sanctuaires sont même en train de se multiplier actuellement dans certains pays de l'Europe post-communiste, là où le sentiment religieux était réduit au silence pendant la seconde moitié du XXe siècle.