La révolution syrienne en marche et en images

Introduction

La révolution syrienne occupe une place tout à fait particulière dans la vague de soulèvement démocratique qui traverse le monde arabe depuis l’hiver 2010-2011. A la différence des protestations qui ont abouti en quelques semaines au renversement des présidents Ben Ali (en Tunisie) et Moubarak (en Egypte), il s’agit en effet d’une crise de longue durée, s’étalant sur deux longues années. En outre, là où les révolutions tunisienne et égyptienne ont été marquées par leur engagement non-violent, la révolution syrienne a été contrainte, au bout de plusieurs mois, de prendre une dimension militaire de plus en plus marquée. Enfin, par contraste avec la révolution libyenne, où l’intervention de l’OTAN a été déterminante, la contestation syrienne repose avant tout sur ses propres forces, ce qui en accentue la dimension nationaliste.

 
 
La Syrie se caractérise aussi par une tradition historique profondément enracinée, Alep disputant à Damas le titre de cité habitée en continu depuis le plus grand nombre de millénaires. Ce patrimoine mémoriel repose sur les implantations successives des Araméens, des Assyriens, des Babyloniens, des Perses, des Grecs, des Romains et des Byzantins. La victoire de 636 des armées musulmanes, venues de la Péninsule arabique, ouvre le pays à l’Islam, d’autant que la première dynastie, dite des Omeyyades, choisit Damas pour siège. La « mosquée des Omeyyades » de Damas, tout comme celle d’Alep, s’établit sur le site d’une église, elle-même bâtie sur un temple romain. La population de Syrie demeure d’ailleurs majoritairement chrétienne deux siècles après la conquête islamique.
 
 
La Syrie médiévale, sanctionnée par la chute des Omeyyades au profit des Abbassides, en 750, et le transfert vers l’Irak de la capitale de l’Islam, devient un véritable sanctuaire de minorités, qu’elles soient chrétiennes (avec une douzaine d’Eglises « orthodoxes » et « catholiques ») ou musulmanes (ismaéliens, druzes et alaouites). Les douzième et treizième siècles sont marqués par la confrontation des Croisades, avec des citadelles édifiées par l’un ou l’autre camp. Ces forteresses jouent aujourd’hui un rôle inattendu dans la révolution : le Krak des Chevaliers, construit par les Hospitaliers, est devenu un bastion insurgé, alors que la citadelle d’Apamée (Qalaat Mudiq) est tenue par les forces loyalistes, dans les deux cas face à un environnement hostile.
 
La diversité dogmatique et philosophique marque aussi le sunnisme, majoritaire dans l’Islam de Syrie à l’issue des Croisades. Le mystique andalou Ibn Arabi (1165-1240) passe les quinze dernières années de sa vie à Damas où son enseignement soufi fait de nombreux adeptes. A rebours de ce message de tolérance, Ibn Taimiyya (1263-1328) prêche la violence la plus radicale à l’encontre des « mauvais Musulmans », au premier rang desquels les Alaouites. L’émir algérien Abdelkader est un disciple d’Ibn Arabi et, exilé à Damas après l’échec de sa résistance contre les Français, il y sauve en 1860 des milliers de Chrétiens (et le consul de France) du lynchage par la populace. C’est un petit-fils d’Abdelkader qui se retourne contre les Ottomans en 1918 pour proclamer l’indépendance de la Syrie, avant d’être lui-même balayé par la poussée nationaliste.
 
 
Le « Royaume arabe », établi à Damas après la Première guerre mondiale, est écrasé en 1920 par la France, forte du « mandat » sur la Syrie que lui a confié la Société des Nations (SDN). Jusqu’à l’indépendance formelle du pays, en 1943, et au retrait des troupes françaises de Syrie, en 1946, Paris ne va cesser de jouer du « diviser pour régner ». L’autonomie de la « Montagne des Druzes » (Jebel Druze), au sud-est de Damas, était déjà acquise sous l’Empire ottoman. En revanche, « l’Etat des Alaouites » qui voit le jour sur le littoral méditerranéen est sans précédent historique, avec promotion volontariste du port de Lattaquié. La Syrie, séparée du « Grand-Liban » dès 1920, est amputée en 1938-39 de la province (sandjak) d’Alexandrette, cédée à la Turquie, en contrepartie de la neutralité d’Ankara à la veille du second conflit mondial.
 
 
La Syrie indépendante, fragile et instable, connaît des alternances de vie parlementaire intense, avec élections libres et presse pluraliste, d’une part, et de putschs militaires liés aux aléas de la guerre froide, d’autre part. Le parti Baas, qui se veut à la fois panarabe et socialiste, s’installe au pouvoir en 1963. Sa surenchère contre Israël contribue à l’engrenage qui mène à la guerre de juin 1967 et à la perte du plateau du Golan (occupé depuis lors par l’Etat hébreu et annexé de fait depuis 1980). Purges et rivalités minent le parti Baas, jusqu’à ce qu’un ambitieux général alaouite, Hafez al-Assad, élimine en novembre 1970 tout obstacle à sa domination sans partage.
 
La « Syrie des Assad » est le seul exemple de République héréditaire dans le monde arabe, car Bachar al-Assad, le fils du fondateur du régime, lui a succédé après sa mort en juin 2000. Le pouvoir réel réside aux mains de la famille Assad et d’un cercle étroit de potentats alaouites, appuyés sur une douzaine de services de « sécurité » aux attributions aussi opaques qu’arbitraires. Le parti Baas, la structure gouvernementale et la hiérarchie militaire sont formellement dominés par des responsables sunnites, mais cet organigramme de façade ne correspond pas à la chaîne de commandement réelle, étroitement contrôlée par un « noyau dur », homogène et alaouite. Cette confessionnalisation du pouvoir s’est accentuée après la guerre civile de 1979-82, quand les Frères musulmans, invoquant Ibn Taimiyya, ont ciblé les Alaouites en tant que tels, provoquant en retour le massacre d’au moins dix mille personnes dans le bastion sunnite de Hama.
 
Malgré les aspirations à l’ouverture de la société syrienne, Bachar al-Assad s’avère un despote aussi implacable que son père. L’éphémère « printemps de Damas » est étouffé dès 2001 et « l’intifada kurde » de mars 2004 est réprimée dans le sang. La main tendue par l’opposition, y compris par les Frères musulmans, revenus de leurs errements passés, n’est jamais saisie, bien au contraire. Bachar al-Assad mise sur l’importance stratégique de son pays, entre Israël, le Liban, la Turquie, l’Irak et la Jordanie, pour verrouiller son « front » intérieur. Il peut en outre compter sur le soutien inconditionnel de la Russie et de l’Iran, qui voient l’un et l’autre la Syrie comme un relais majeur au Moyen-Orient.

Introduction

I. Une protestation pacifique

II. La guerre des images

III. Le monde pris à témoin

Conclusion

Bibliographie

Résumé

La révolution syrienne occupe une place tout à fait particulière dans la vague de soulèvement démocratique qui traverse le monde arabe depuis l’hiver 2010-2011. A la différence des protestations qui ont abouti en quelques semaines au renversement des présidents Ben Ali (en Tunisie) et Moubarak (en Egypte), il s’agit en effet d’une crise de longue durée, s’étalant sur deux longues années. En outre, là où les révolutions tunisienne et égyptienne ont été marquées par leur engagement non-violent, la révolution syrienne a été contrainte, au bout de plusieurs mois, de prendre une dimension militaire de plus en plus marquée. Enfin, par contraste avec la révolution libyenne, où l’intervention de l’OTAN a été déterminante, la contestation syrienne repose avant tout sur ses propres forces...

Auteur

Filiu Jean-Pierre
Professeur des universités en histoire du Moyen Orient contemporain, Sciences Po, PSIA