Contexte
Récital Oum Kalsoum
Y.Gastaut
Ce reportage diffusé dans le journal du soir de l’ORTF le 18 novembre 1967, évoque les deux concerts exceptionnels donnés par Oum Kalsoum à l’Olympia à Paris les 13 et 15 novembre.
Née en Egypte dans un bourg rural du delta du Nil au sein d’une famille sans ressources à une date inconnue autour de 1900 et décédée en 1975, Oum Kalsoum, est considérée comme la plus grande chanteuse du monde arabe, surnommée « l’Astre d’Orient ».
En écoutant ses parents enseigner le chant pour l’un de ses frères, Oum Kalsoum révèle son talent précoce. Elle n’a que dix ans lorsque son père la fait entrer, déguisée en garçon, dans la petite troupe de cheikhs qu’il dirige pour animer des fêtes religieuses. A l’âge de 16 ans, remarquée par un chanteur et un joueur de luth célèbres, Elle commence sa carrière au Caire dans de petits théâtres. La jeune chanteuse y fait sans tarder des rencontres déterminantes tel le poète Ahmed Rami qui lui écrira plus de cent chansons ou Mohamed El Qasabgi, virtuose du luth qui lui permet de chanter dans une véritable salle, le Palais du théâtre arabe au milieu des années vingt. Ses concerts gratuits attirant un très large public vont faire sa renommée. En 1932, Oum Kalsoum atteint une telle notoriété qu’elle se produit dans une première tournée « orientale » notamment à Damas, Bagdad, Beyrouth ou Tripoli.
En 1934, consacrée « meilleure chanteuse égyptienne » en alternant un style moderne « romantique » et un style plus classique, elle inaugure Radio le Caire et ses concerts sont régulièrement diffusés sur les ondes. Le public se presse à ses performances et guette sa moindre apparition de la diva y compris au cinéma puisqu’elle apparaît dans quelques films au tournant des années quarante mais sans aller plus loin dans une carrière d’actrice. Sa consécration est telle que la famille royale assiste à ses concerts mais lui réclame également des concerts privés. En 1944, le roi Farouk Ier la décore du plus haut niveau des ordres égyptiens, « Nishan El Kamal », accordée d’ordinaire aux seuls membres de la famille royale et aux politiciens. Pourtant Oum Kalsoum qui se voit refuser ses fiançailles avec l’oncle du roi, prend ses distances avec Farouk Ier.
Alors qu’elle est au sommet de sa gloire, en 1948, elle se lie d’amitié du lieutenant colonel Gammal Abdel Nasser, l’un de ses fervents admirateurs. Oum Kalsoum épouse progressivement la cause de Révolution égyptienne qui s’accomplit en 1952, ce qui lui vaudra le surnom de « cantatrice du peuple ».
La notoriété de la diva ne faiblit pas : au contraire elle se renforce dans l’ensemble du monde arabe au cours des années cinquante et soixante avec un riche répertoire de près de trois cents titres mais aussi un engagement sans faille pour son pays, la cause nassérienne et des actions caritatives en faveur des démunis. Un concert d’Oum Kalsoum dure entre trois à quatre heures au cours de laquelle seules deux ou trois chansons sont interprétées avec une part d’improvisations de chant et très longue tenue des notes devant des foules totalement conquises. Partout où elle chante, à Khartoum, Koweït, Amman, Beyrouth, Abou Dhabi, Karachi, Tripoli, Tunis ou Rabat, elle est portée aux nues par des foules en délire.
En 1967, c’est un véritable mythe qui vient se produire à Paris, même si le public français ne connait guère « El Sett » (la « dame »). Mais la presse, comme Le Figaro se charge d’informer ses lecteurs : « La Callas, plus Edith Piaf, plus Mahalia Jackson et l'on aurait à peine une petite idée de ce que représente Oum Kalsoum ». Historiques d’abord parce qu’uniques : ces deux récitals qui sont les seuls à être donnés par la star égyptienne en dehors du mode arabo-musulman (un autre avait été prévu à Moscou en septembre 1970, mais annulé en raison du décès de Nasser), frappent les esprits. Bruno Coquatrix, le directeur de l’Olympia, n’hésite pas à prendre des risques : « elle a été ma folie » déclare-t-il. Il paie le prix fort pour réaliser une formidable opération médiatique et commerciale : l’artiste obtient la somme record de dix millions d’anciens francs par soirée (dix fois plus qu’un concert classique) qu’elle reverse à l’armée égyptienne.
En contrepartie, même s’il a eu beaucoup de mal à faire dépêcher une équipe de télévision pour l’arrivée de la star à l’aéroport d’Orly, le succès est au rendez-vous : l’Olympia fait le plein et les places se vendent plus de deux mille francs au marché noir. Avant les concerts, la file d’attente s’étire sur les grands boulevards de l’Olympia jusqu’au Grand Rex. Outre un public parisien classique au sein duquel se trouvent Charles Aznavour et Enrico Macias, de nombreux Arabes, parmi lesquels ont dénombre une forte proportion de travailleurs immigrés, ont pris place dans la salle comble.
Face à ce spectacle, certains observateurs se montrent à la fois hostiles et inquiets, à l’image du journaliste Jean Macabies dans France-Soir le 15 novembre, se laissent aller à un racisme anti-arabe partagé par une bonne partie de l’opinion : «
Plusieurs milliers de fanatiques sont allés à l'Olympia comme on va à la Mecque : pour voir célébrer un office religieux. Celui de la grande prêtresse de l'islam qui chante ». Plus mesuré, comme l’ouvreuse au début du reportage, Bruno Coquatrix ne cachait pas sa surprise au sujet du comportement de ce public singulier : «
Je n'ai jamais vu ça, même avec les stars du rock. C'était incroyable de voir ce public déchaîné qui l'accueillait en hurlant et l'instant d'après se couchait comme une bête sauvage domptée ».
Lorsqu’Oum Kalsoum interprète le couplet de l’une de ses plus célèbres chansons Al Atlal (Vestiges de la passion), « hal ra'a el houbbou soukara mithlana » (« y a-t-il plus ivres d'amour que nous deux ? »), la salle est en liesse : un ouvrier de chez Peugeot, originaire de Biskra, tente de monter sur scène pour lui baiser les pieds. Il fait trébucher la diva qui sourit et se moque de ce fan malhabile lors du couplet suivant. Tard dans la nuit, après plusieurs heures de récital, à la sortie de l'Olympia, dix fois plus de monde que dans la salle se presse aux abords de l’Olympia. Ceux n'ont pas trouvé de billets restent là, dans l'espoir d’apercevoir la diva. En outre, le concert a été exceptionnellement retransmis en « musicorama » (dispositif de diffusion audio simultanée propre à l’Olympia en accord avec la station de radio Europe n°1 entre 1957 et 1974) au cinéma Le Louxor dans le 10ème arrondissement. En effet, cette salle attirant un public immigré en nombre croissant dans le nord-est de Paris avait pour habitude de projeter notamment des films indiens (très appréciés par les immigrés maghrébins), égyptiens ou plus largement arabes en version originale.
Ces deux représentations sont également historiques pour des raisons diplomatiques. Le passage d’Oum Kalsoum à Paris en novembre 1967, s’inscrit dans le sillage de la « nakssa », la terrible humiliation militaire de l'Egypte et du monde arabe face à Israël, dans le cadre de la Guerre des Six Jours quelques mois plus tôt, en juin 1967. La diva, profondément engagée dans le combat antisioniste, entreprend alors une vaste tournée militante dans les pays arabes. Et elle ne revient pas sur sa décision de se produire en France, prise avant le déclenchement du conflit. Au contraire, contre l’avis de certains de ces proches, Oum Kalsoum y voit une opportunité pour affirmer une « fierté arabe » mais aussi pour collecter de l'argent pour sa patrie au profit de l’effort de guerre. La chanteuse ne s’en cache pas à l’occasion de son premier véritable entretien télévisé effectué en marge de son concert en langue arabe au cours duquel elle réitère son attachement à l’Egypte tout en affirmant aimer Paris et les femmes françaises même si, selon elle l’Obélisque reste une pomme de discorde. Le quotidien Paris-Jour n’hésite pas alors à présenter Oum Kalsoum comme «La bombe de Nasser». Ainsi, à travers elle et sa voix, les Arabes qui viennent d’encaisser un terrible choc, sont toujours debout et ils chantent. Dans le reportage, au micro de Jean-Pierre Enkiri, elle prononce quelques mots en arabe, satisfaite de l’accueil qui lui est fait.
Les enjeux politiques de ce concert n’ont pas manqué de susciter les craintes de Bruno Coquatrix qui, ayant reçu des menaces anonymes, tient à éviter que le concert ne soit interrompu par des partisans d’Israël ou par des militants d’extrême droite. En conséquence l’Olympia est placée sous haute surveillance policière. A quelques jours de la fameuse conférence de presse du 27 novembre 1967 au cours de laquelle il parle du peuple juif comme « un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur », le Président de la République, Charles De Gaulle, admirateur d’Oum Kalsoum lui envoie un télégramme de félicitations pour sa double prestation à l’Olympia.
A travers l’art d’Oum Kalsoum, situé à mi-chemin entre la musique arabo-musulmane traditionnelle et la modernité avec un accompagnement orchestral important, c’est une part d’Egypte et de monde arabe qui se produit à Paris en novembre 1967. Pour la première fois, la France prend conscience d’une « culture arabo orientale » sur son sol qui dépasse la dimension économique de l’immigration.
Au-delà de son talent et de son engagement patriotique, « la Dame » apparaît comme un modèle de modernité et d’émancipation pour les femmes arabes, les invitant même à ôter leur voile pendant ses concerts, tout en restant très religieuse elle-même tout au long de sa vie. Elle joue un rôle essentiel dans la société arabe contemporaine en devenant un symbole d’unité nationale dans son pays. A la mesure de sa popularité, ses funérailles au Caire en février 1975 sont suivies par plusieurs millions de personnes.
Bibliographie-sitographie
- Virginia Danielson, The Voice of Egypt : Umm Kultgum, Arabic song and Egyptian Society in the XXème century, University of Chicago press, 1997.
- Oum Kalsoum, documentaire de Simone Bitton, 1993
- Emission de France culture Une vie une œuvre 31 décembre 2011 « Oum Kalsoum la voix des Arabes » par Mathieu Garrigou-Lagrange.