Contexte
La porte du Sud
Céline Regnard
C’est le grand reporter Albert Londres qui, en 1927, a doté Marseille d’une métaphore promise à une longue postérité : la « Porte du Sud ». Bien que l’image de la porte ait été utilisée avant lui par divers administrateurs ou auteurs décrivant la ville, elle fera ensuite office de seconde identité, parfois déclinée sous la forme de Porte de l’Orient, notamment au moment des expositions coloniales de 1906 et 1922. La référence à une porte témoigne en effet particulièrement bien de deux fonctions essentielles de la ville, le commerce et l’immigration, qui se croisent en son port, sur ses quais, perçus comme le symbole d’une cité ouverte et accueillante. Si la tradition commerçante est ancienne à Marseille, adossée à l’industrie et au négoce, c’est en effet au XIXe siècle qu’elle prend son envol sous l’effet conjugué de la conquête coloniale, du développement des marchés de consommation et des progrès de l’industrie et de la navigation à vapeur permettant une accélération considérable des échanges. Marseille, pendant longtemps le premier port français, reçoit alors des produits du monde entier, et entretient des relations privilégiées avec l’Afrique, d’où proviennent des céréales, des fruits, mais aussi les oléagineux nécessaires à l’industrie des corps gras, fleuron du développement local. L’histoire du port, comme celle de l’industrie, connaît des vicissitudes, s’adaptant mal, dans la seconde moitié du XXe siècle, à la concurrence et au changement de conjoncture lié à la décolonisation. Avec des structures modernisées et une gestion désormais largement privée, le port de Marseille cherche un nouveau souffle.
À la croisée du commerce et de l’immigration, les dockers sont les hommes du port. Parmi eux, comme dans toute la population ouvrière locale, les immigrés ont toujours été nombreux, acceptant des tâches rudes, dangereuses et peu rémunératrices, y excellant parfois, au point de s’attirer la jalousie des Marseillais, délaissés pour une main-d’œuvre plus docile. Italiens puis Algériens, Corses, Arméniens, Espagnols sont donc nombreux, encore aujourd’hui, dans une profession en déclin. En effet, l’âge d’or des dockers marseillais semble révolu. Si la création d'une Union syndicale des ouvriers de ports et docks en 1902 leur a permis de lutter pour leur statut, obtenant après 1945 et plus encore à partir des années 1960 de meilleures conditions de travail, la mécanisation et la perte de compétitivité du port ont sonné le glas du plein emploi : environ 7 000 après 1945, ils ne sont plus qu’un demi-millier aujourd’hui.
Pour l’industrie locale, l’immigration, en provenance du Sud, a été aussi une source de main-d’œuvre inépuisable. Depuis les années 1840 et jusque dans les années 1970, plusieurs vagues se sont succédées, de France ou de l’étranger, venant chercher le salaire que leur pays ne leur offrait pas : Italiens, Corses, Espagnols, Grecs, Algériens, Marocains, Tunisiens, et bien d’autres notamment en provenance d’Afrique sub-saharienne ou d’Asie. Marseille a offert non seulement un travail, mais encore un refuge à des exilés fuyant les persécutions, les guerres ou les dictatures : Arméniens, Russes, Espagnols et Italiens, ou encore Asiatiques. Même si tous ne sont pas arrivés par la mer, c’est bien le port de la Joliette et ses bateaux qui symbolisent ces arrivées, auxquelles il convient d’ajouter les départs : Marseille est un lieu de transit pour tous ceux qui, à partir de la fin du XIXe siècle, tentent l’aventure américaine ou africaine, ou vers d’autres régions françaises.
Pourtant, bien que cette métaphore de Porte du Sud soit amplement justifiée, et que la population de la ville se soit constituée de multiples strates migratoires, il convient de ne pas idéaliser ce brassage. Marseille n’a pas toujours accueilli l’étranger à bras ouvert. Les Vêpres marseillaises de 1881 ou encore les assassinats racistes de 1973, plus récemment le succès du Front National, attestent des tensions que suscitent la question migratoire. Déjà au XIXe siècle la métaphore de la porte était ambivalente : n’allait-on pas laisser entrer, par Marseille, toute la « vermine étrangère » ? Aujourd’hui comme hier, le cosmopolitisme et l’ouverture de la cité phocéenne résultent donc d’une réalité, mais surtout d’un discours, dont il convient de cerner la portée politique.
Bibliographie
Albert Londres, Marseille, Porte du Sud, Arléa [réed.] 2008.
Emile Témime, Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Marseille, Jeanne Laffitte [réed.] 2007
Philippe Joutard, « Marseille cosmopolite : mythe et réalité », Hommes et Migrations, n°1092, 1986, p. 20-24
Yvan Gastaut, « Marseille cosmopolite après les décolonisations : un enjeu identitaire », Cahiers de la Méditerranée, n° 67, 2003
Pascal Blanchard, Gilles Boëtch (dir.) Marseille porte sud: Un siècle d'histoire coloniale et d'immigration, Paris/Marseille, La Découverte/Jeanne Laffitte, 2005.