Contexte
Primo Levi
Stéphane Mourlane
Primo Levi est l’un des écrivains italiens les plus importants du XXe siècle. Auteurs de romans, de poésie et d’essais, son œuvre est marquée par la judéité et par l’expérience concentrationnaire dont il a contribué, comme témoin et analyste, à préserver et diffuser la mémoire. Il nait le 31 juillet 1919 dans une famille juive bien insérée dans la société turinoise. La communauté juive italienne, si elle est peu nombreuse (entre 45 000 et 50 000 personnes au début des années 1930), est l’une des plus anciennes d’Europe occidentale. Les discriminations de l’époque moderne avec la création au XVIe siècle du Ghetto de Venise, puis dans d’autres cités de la Péninsule, cesse avec le Statut albertin de 1848, devenu la constitution de l’Italie unifiée. Le ralliement de certains Juifs à la cause fasciste au début des années 1920 peut être perçu comme un symbole d’une pleine intégration de la communauté à la société italienne. Le régime fasciste n’inscrit pas initialement l’antisémitisme à son corpus idéologique et les Juifs sont insérés dans le maillage totalitaire qui se met en place à partir de 1925. Ainsi Primo Levi appartient comme les autres jeunes gens de son âge aux Avanguardisti, l’un des organisations de jeunesse fascistes. L’adoption des lois raciales en 1938, sans aucune pression de l’allié nazi mais dans un but de donner un nouvel élan au régime fasciste, bouleverse l’existence des Juifs italiens soumis à de soudaines et brutales discriminations. Ils deviennent des citoyens de seconde zone, interdits de la plupart des professions et limités dans leur patrimoine. Alors à l’Université de Turin pour suivre des études de chimie, Primo Levi ne subit pas immédiatement les conséquences de cette nouvelle politique : les « mesures pour la défense de la race dans les écoles italiennes » prévoient en effet que les élèves et étudiants déjà inscrits peuvent poursuivre leurs études. Dans un climat antisémite croissant, il parvient, grâce notamment au soutien de ses professeurs, à obtenir son doctorat en 1941. Il trouve même à s’employer dans une société suisse moins rigoureuse dans l’application des lois raciales.
Cette politique qui vise d’abord à « discriminer et non persécuter » se radicalise en 1943 lorsque Mussolini, une fois renversé par le Grand conseil fasciste, installe, dans le Nord de la Péninsule, la République sociale italienne. La famille Levi se réfugie alors dans le Val d’Aoste afin d’échapper aux rafles tournées vers la Solution finale. Primo Levi participe à la « guerre civile » en s’engageant au sein de Giustizia e Libertà, deuxième organisation de la Résistance derrière les communistes. Il est arrêté par la milice fasciste le 13 décembre 1943 et envoyé dans le camp d’internement de Fossoli en Emilie-Romagne, avant d’être déporté avec 650 autres à Auschwitz. Il est affecté à Monowitz, l’un des trois camps d’Auschwitz où ceux des 12 000 internés qui ne sont pas exterminés sont employés dans une fabrique de caoutchouc adjacente. Sous-alimentés et victimes de mauvais traitements beaucoup meurent. Primo Levi doit à ses compétences professionnelles d’échapper aux tâches les plus pénibles et d’être employé comme assistant dans un laboratoire. Il bénéficie aussi de la solidarité de l’un de ses compatriotes pour augmenter sa ration alimentaire quotidienne.
Lorsque le camp est libéré par l’armée soviétique en janvier 1945, il rentre en Italie à la suite d’un long périple à travers l’Europe narré, en 1963, dans La Trêve. Retrouvant un travail dans le secteur de la chimie, il entreprend de raconter la lutte et l’organisation pour survivre au sein du camp. D’une écriture simple et limpide, presque clinique, il évoque dans Si c’est un homme les horreurs et la déshumanisation en cours dans le camp d’Auschwitz. Nombreux sont les éditeurs à refuser le manuscrit qui est publié en 1947 à 2500 exemplaires par une petite maison d’édition. Son récit n’intéresse guère dans un contexte de « narration hégémonique » qui fait de la Résistance et de l’antifascisme les fondements de la République italienne instaurée en 1946. L’opinion souscrit largement à ce mythe résistancialiste qui minimise les responsabilités italiennes dans la guerre, et refuse, en outre, comme dans d’autres pays européens, de faire face à la mémoire douloureuse de la Shoah. Il faut attendre le procès Eichmann, en 1961, pour qu’à cette période d’occultation succède l’avènement puis « l’ère du témoin ». Dans ce contexte de résurgence mémoriel, Si c’est un homme, réédité en 1958 à Turin par Einaudi, trouve un large écho en Italie. Le succès de La Trêve et les traductions qui suivent confèrent à Primo Levi une réputation internationale qui concourt à enraciner la Shoah dans la mémoire collective. Toute sa vie, jusqu’à son suicide, en 1987, est consacrée non seulement à témoigner de cette tragédie qui a fait six millions de victimes mais aussi à en tirer les leçons par ses livres (comme Le système périodique en 1975 ou Les naufragés et les rescapés en 1986), mais aussi par des conférences devant tous les publics, en particulier les plus jeunes.
Bibliographie :
Angier Carole, The double Bond. Primo Levi. A Biography, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2002, 898 p.
Ferrero Ernesto, Primo Levi : la vita, le opere, Torino, Einaudi, 2007, 138 p.
Mattioli Aram, « Viva Mussolini ». La guerra della memoria nell’Italia di Bersluconi, Garzanti Libri, Milano, 2011, 266 p.
Mattard-Bonucci Marie-Anne, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Paris, Perrin, 2007, 599 p.
Wieworka Annette, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, 189 p.