Contexte
Le régime méditerranéen
Mayalen Zubillaga
Ce documentaire diffusé en 2008 fait référence au physiologiste américain Ancel Keys, l'un des premiers scientifiques à avoir vanté le régime dit méditerranéen, dont les bénéfices ont été reconnus par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en 1994. Or, du point de vue des sciences sociales, le régime méditerranéen, présenté comme équilibré, frugal, traditionnel et proche de la nature, constitue avant tout un modèle idéal « bon à penser ».
La mention d'une alimentation méditerranéenne bénéfique pour la santé apparut dans la première moitié du XIXe siècle, mais elle ressurgit vraiment à partir des années 1950 avec les travaux d'Ancel Keys et de son épouse, qui tirèrent de leurs observations la conclusion suivante : le respect d'un régime méditerranéen traditionnel permettrait de jouir d'une bonne espérance de vie tout en réduisant le taux de maladies coronariennes. Plusieurs autres études furent ensuite menées en Occident et ce modèle fut rapidement mis à la mode par les médias, jusqu'à être repris par les Méditerranéens eux-mêmes. Ici, Carmine Battipede, créateur et directeur d'un musée dédié à la diète méditerranéenne et à Ancel Keys, promeut les qualités de ce régime. Nous sommes en Italie et cela n'a rien d'anodin : la cuisine italienne est souvent érigée, avec le « régime crétois », comme une variante exemplaire du modèle méditerranéen.
Présenté comme un régime issu d'une tradition immuable et multi-millénaire, ce dernier fait pourtant fi de la variabilité des pratiques alimentaires dans le temps. Par exemple, les tomates, symboles de la cuisine méditerranéenne d’aujourd’hui et souvent montrées dans le documentaire, n'ont été importées que tardivement dans le bassin méditerranéen (XVIe siècle) et ont mis de nombreuses décennies à s'y implanter solidement (fin du XVIIIe siècle pour l'Italie). De la même manière, ce modèle ne tient pas compte des variations géographiques, oubliant surtout les pays du sud : s'il existe des traits communs entre les cuisines méditerranéennes, celles-ci se caractérisent surtout par leur diversité. D'ailleurs, Carmine Battipede vante ici le vin rouge, qui constitue, avec le porc, une fracture essentielle au sein de la Méditerranée.
Par ailleurs, ce régime institue la ruralité comme seule source authentique de la cuisine italienne-méditerranéenne, négligeant le rôle fondamental des centres urbains dans la gestation, la consommation et la diffusion des gloires culinaires de l'Italie. La nostalgie d'un mode de vie rustique y est, du reste, assez récente : jusqu'à la moitié du XXe siècle, l'alimentation des populations rurales italiennes était austère et monotone par nécessité. La supposée frugalité du régime dit méditerranéen, présentée comme un choix de sagesse et un trait culturel, est liée, en réalité, à des régions pauvres où, pendant longtemps, les populations n'ont eu d'autre choix que celui de la sobriété.
Cette vision répond à une préoccupation qui agite les États-Unis et les pays occidentaux dans leur ensemble : alors que, pendant des milliers d'années, le souci des hommes a été de trouver de la nourriture et d'assurer sa conservation, il s'agit aujourd'hui de choisir sa nourriture dans une offre surabondante et une « cacophonie » nutritionnelle largement diffusée par les médias. Mission hautement anxiogène ! Dans ce contexte, frugalité, ascétisme, tempérance et simplicité s'érigent comme des normes morales parfaites. Aux États-Unis et en Suisse, les habitudes alimentaires des migrants italiens ont d'ailleurs longtemps été considérées avec hostilité et mépris, avant d'être ennoblies par la promotion du modèle dit méditerranéen. De plus, ce dernier est axé sur la consommation centrale de produits végétaux, considérés comme plus « justes », « éthiques » et « naturels », dans nos représentations actuelles, que les produits animaux. Bénéfique pour le corps, le régime méditerranéen l'est donc aussi pour l'esprit.
Bibliographie :
DICKIE John, Delizia ! Une histoire culinaire de l'Italie, Buchet Chastel, 2007.
HUBERT Annie, « Autour d'un concept : 'L'alimentation méditerranéenne' », Techniques & Culture, n° 31-32, 1999.
Bevilacqua Salvatore, « Un « régime méditerranéen » bon à penser », Anthropology of food [Online], 7 | December 2010, Online since 25 décembre 2010, Connection on 15 mai 2012. URL : http://aof.revues.org/index6600.html.
Fischler Claude, « Pensée magique et utopie dans la science. De l’incorporation à la ‘diète méditerranéenne’ », Les Cahiers de l’OCHA, 5, p. 111-127, 1996.